September, 2021

Effets de la parole, effets du silence sur le corps – mais quel corps?

«Aucun sujet n’a de raison d’apparaître dans le réel, sauf à ce qu’il y existe des êtres parlants» (Lacan 1966: 840).

Text   Dr. Ute Müller-Spiess

À la fin de sa carrière d’enseignant, Lacan assume un corps impulsif et jouissif, marqué par échos et homophonies.

La langue allemande a développé la possibilité de distinguer le corps du Leib, un capital linguistique «…à ne pas gaspiller en parlant du corps lorsque l’on veut en fait dire Leib» (Waldenfels 2000: 15).
Maurice Merleau-Ponty met fin à l’ambiguïté du mot «corps» en parlant du «corps propre» lorsqu’il veut dire Leib. Le mot pour désigner notre «propre Leib» par opposition au «simple corps» devient avec lui «le corps propre».

Chez Lacan, le corps apparaît sous deux formes: le corps qui est le sujet parlant et le corps du sujet parlant.
Indépendamment de ces corps marqués par leur rapport ou leur résistance à la parole (Kadi 2000), Lacan les caractérise de chair sous forme de sable sur lequel sont écrits des symboles (Lacan 1966).
Si le sujet a un corps tel une chose parmi les choses, les mots (le signifiant) ont (a) un impact traumatique, qui se soustrairont au sens et pénètreront le corps réel, imaginaire, symbolique pour y provoquer une distorsion du sens et se videront de celui-ci. Le signifiant a toujours la priorité sur le sujet. «Il joue et gagne», dit Lacan.

Comme dans toutes les formations de l’inconscient, l’effet de surprise, l’impact des mots va rendre visible l’auto-division du sujet par le jeu des signifiants. Ce qui était là n’est plus. Il n’existe plus qu’un signifiant.
Ce qui demeure sera de toute façon endommagé.
Dans le développement critique du tandem de mots excentrique «avoir–un–corps», qui garantit une action intentionnelle dans le monde, Helmuth Plessner trouve en 1982 un autre mode, à savoir celui d’une existence donnée au Leib dans le corps qui est à la base de la positionnalité du avoir–un–corps. (Être)-un-Leib et (avoir)–un–corps se rapprochent, dans une relation de réciprocité, et pas pour autant uniquement de manière circulaire.

Merleau-Ponty parle du «corps propre» comme d’un moyen d’être au monde. Le mode du lien avec son«corps propre» signifie donc, dans sa présence permanente tout au long de la vie, «que je ne l’ai jamais réellement devant moi, qui ne peut pas se déployer devant mon regard, mais qui reste toujours en marge de ma perception et qui est de cette façon avec moi» (Merleau-Ponty 1966: 155). Ainsi, le monde et le corps sont imbriqués et le monde et le sujet sont fondés sur le mode du lien corporel.

Nous voici arrivés au deuxième tan dem de mots «avoir et/ou être».
Il en va différemment de l’«être», qui est insaisissable. «Avoir» fait réifier, dans l’être, l’homme est absorbé dans le déploiement de sa vie corporelle. Le fait d’être est lié à la sérénité, au «laisser être». Le mot qui brise le silence, qui intervient, est donc «laissé être» (= l’on renonce à la prise de parole).

En laissant le corps en discours comme derrière lui, le sujet pulsera le Leib/ «corps propre», mais à l’état de Leib/ «corps propre», il se situe dans l’immanence du corps.
Ce Leib vécu va, sous le «regard de l’autre», dans l’impact des mots, faire résonner le corps concret mis à nu en lui donnant une existence extérieure – il devient un corps pour autrui, comme dit Sartre.
La jouissance par l’effet traumatique du langage sur le corps présuppose un corps vivant, et non un corps miroir.

Si Lacan qualifie dans Joyce le Symptôme le symptôme d’événement du corps, si les effets de la jouissance dépassent la mortification, si le parlêtre, le lalangue et le
sinthom ont leur mot à dire, le temps est venu de donner la possibilité au corps dans le corps («a un corps») de se transformer en «Leib-être» un «corps propre».

Ute Müller-Spiess/ Vienne

Littérature:

J. Lacan (1966/1999): Écrits II. Nouvelle édition. Texte intégral. Paris: Éditions du Seuil.
J. Lacan (1979/2001): Joyce le Symptôme. Autres écrits. Paris: Le Seuil.
U. Kadi (2020): Körper: Wissen und Schreiben, in: Macht–Knoten–Fleisch. Topographien des Körpers bei Foucault, Lacan und Merleau-Ponty. Stuttgart: Metzler.
M. Merleau-Ponty (1966): Phénoménologie de la perception. Berlin: de Gruyter.
H. Plessner (1982): Gesammelte Schriften Bd. IV. Frankfurt/M.: Suhrkamp.
J.-P. Sartre (1943): L’être et le néant. Paris: Bibliothèque des Idées.
B. Waldenfels (2000): Das leibliche Selbst. Vorlesungen zur Phänomenologie des Leibes. Frankfurt/M.: Suhrkamp.

Cartel L.O.B. (LACANsche Orientierung Berlin).
NLS-Congress 2021: Effets corporels de la langue.

https://www.lacanscheorientierungberlin.com/